Histoire des trains à Tours

par Dominique Setzepfandt

 

 

En cent soixante-dix années de présence à Tours, le chemin de fer a profondément imprégné l’histoire locale. Mais bien différemment de ce que la légende en a déformé et finalement retenu à tort. Il a aussi, et peut-être surtout, imprimé sa marque dans le paysage de la ville et de son agglomération. Et si l’homme – car le chemin de fer est une affaire d’hommes – modèle son environnement, l’environnement modèle aussi l’homme…

Cette marque se fait sentir, non pas seulement à partir de l’arrivée du rail à Tours en 1846, ou même lors de la construction de l’Embarcadère l’année précédente, mais dès les premiers projets de chemins de fer concernant la ville, au tout début des années 1830. Désormais, la ville et son plat pays ne sont plus pensés de la même façon. Le rail n’est pas encore là que, déjà, il modifie le paysage. Ces stigmates sont toujours visibles, atténués souvent, presque disparus parfois, mais néanmoins encore perceptibles. Et quand les traces semblent s’estomper du paysage et des mémoires, une nouvelle empreinte vient alors les raviver. Ainsi, en 1991 avec l’arrivée du TGV et cette année encore avec les dernières grandes modifications du paysage tourangeau provoquées par la nouvelle ligne à grande vitesse au sud-est de l’agglomération.

 

Tours avant l’arrivée du chemin de fer

Bien que situé sur la principale artère commerciale entre l’Ouest, le Centre et le Sud du pays, Tours, en aval du fleuve, n’a qu’un rôle secondaire de port de relais derrière la plaque tournante commerciale d’Orléans. La nouvelle route de Paris à Bordeaux, conçue par Trudaine, intendant des Finances de Louis XV, en 1740, met fin au relatif isolement de la ville en créant un axe vers le nord par Tours, Vendôme, Chartres. Elle devient alors, dans la première moitié du XIXe siècle, un des principaux carrefours commerciaux du Centre-Ouest de la France avec Orléans. Cette situation privilégiée favorise une activité commerciale centrée sur les échanges interrégionaux et, jusque dans les années 1840, sur la coordination de la batellerie et du roulage. Tours émerge alors d’un long siècle de déclin économique et démographique, aggravé encore par l’épisode révolutionnaire. En effet, la population de Tours (et des autres villes et gros bourgs de la généralité de Tours) est en constante diminution au cours du XVIIIe siècle. On passe d’environ 40 000 habitants vers 1700 à 33 000 vers 1750, pour être à seulement 25 000 en 1790… Il faut attendre 1839 pour que Tours retrouve sa population de 1789.

Face à la masse de la population tourangelle, le plat pays aligne des effectifs atteignant presque le tiers de ceux de Tours. En 1843, juste avant l’arrivée du chemin de fer, Saint-Pierre-des-Corps recense 947 habitants. Joué-lès-Tours en compte 1791 en 1841, La Ville-aux-Dames à peine 644 en 1851, Saint-Cyr 2113 en 1856. La Riche n’en abrite que 1234 en 1831, Saint-Avertin à peine plus de 1300 en 1826 ; la petite commune de Beaumont-lès-Tours absorbée dès 1822 par Tours n’en accueille que 280 et Saint-Étienne-extra recense 1600 âmes en 1843.

A l’arrivée du chemin de fer, Tours occupe, sur la rive gauche de la Loire qui la baigne dans toute sa longueur, une superficie d’environ trois cents hectares. L’étroite enclave du quai Paul Bert, au débouché du Pont de Pierre sur l’autre rive, constitue alors l’unique tête de pont au nord du fleuve. Au sud, depuis le début du XVIIe siècle, la ville est protégée, mais également circonscrite, par une enceinte dite de Louis XIII, longue de six kilomètres allant du quai de la Gare du Canal à l’est à l’actuelle rue Léon Boyer à l’ouest. Si elle la protège des hommes et des inondations, elle l’isole, l’enferme et empêche son développement. Au-delà de la promenade publique plantée de six rangées d’ormeaux du Mail (les actuels boulevards Béranger et Heurteloup), établie très tôt à l’abri des remparts, s’étendent les champs et les pâtis, les fermes, les hameaux et les faubourgs des communes limitrophes de Saint-Pierre-des-Corps, Saint-Avertin, Saint-Étienne-extra, Beaumont-lès-Tours et La Riche. Un vaste espace plat à perte de vue, à peine structuré par la digue supportant la route d’Espagne, le canal du duc de Berry, et ponctué de quelques buttes. Rares amers dans ce paysage régulièrement en proie aux débordements des eaux, ils abritent les seuls édifices conséquents de la plaine submersible : l’abbaye Notre-Dame de Beaumont-lès-Tours, le prieuré Saint-Loup, le château royal de Plessis-lès-Tours, le manoir de Beaujardin… Souvent en hiver, quelquefois en automne et au printemps, le Cher inonde la plus grande partie des terres qui s’étendent le long de ses bords. Et pendant toute la durée de ces crues, les parties les plus basses des habitations et des quartiers situés extra muros au midi de la ville, ont encore à souffrir des débordements des ruisseaux de la Varenne.

 

Le chemin de fer : la clé du développement économique et urbain de Tours

La ville ne peut s’étendre vers le nord : une rive étroite tributaire des foucades du fleuve et aussitôt derrière le fort escarpement du coteau de Loire ne permettent pas la facile implantation de nouveaux quartiers à la création desquels on aurait d’ailleurs été bien en peine de trouver une justification et un moyen d’existence. Pire, l’espace disponible appartient à des communes peu enclines à se laisser absorber sans broncher : la fusion des communes de Saint-Symphorien et de Sainte-Radegonde avec Tours ne se fera d’ailleurs pas avant 1964… Sur la rive gauche, à l’est, toute possibilité d’extension de la ville a disparu depuis la construction, en 1828, du canal du duc de Berry reliant la Loire au Cher. Edifié sur l’emplacement de l’actuel tracé de l’autoroute A10, l’ouvrage provoque une coupure séparant irrémédiablement Tours de Saint-Pierre-des-Corps et empêche ainsi toute expansion orientale. A l’ouest, l’implantation de l’abattoir municipal, de la caserne de cavalerie du Quartier Lasalle, de l’Hospice général et l’aménagement du jardin botanique à l’emplacement du ruau Sainte-Anne asséché en 1774 bloquent toute expansion similaire vers le couchant.

Le développement de la cité ne peut donc se réaliser que vers le sud. Ce sera pendant deux décennies le programme opiniâtre des maires de Tours. Ils s’attaquent tout d’abord à l’urbanisation de la partie méridionale de la ville. Progressivement, ils créent un nouveau réseau de rues perpendiculaires au Mail bordées d’immeubles bourgeois, mettent en place les éléments architecturaux et urbanistiques qui vont faire basculer le centre de gravité de Tours des rives de la Loire vers ceux du Cher… Pour assurer définitivement le développement de la ville vers le sud, il faut encore faire sauter le verrou du rempart et annexer la commune voisine de Saint-Étienne-extra. L’arrivée prochaine du chemin de fer va fournir, tout à la fois, l’opportunité de fructueux marchés et de lucratives spéculations, et le prétexte idéal pour concrétiser ces projets urbanistiques et économiques.

Ainsi, contrairement à une légende aussi tenace qu’infondée, Tours n’a jamais refusé l’arrivée du train que les bourgeois, soucieux de leur tranquillité, auraient relégué à Saint-Pierre-des-Corps. En 1846, il n’y avait là pas un ouvrier ni le moindre atelier… et le train ne faisait encore que traverser la commune sans s’arrêter faute de la moindre gare ou installation ferroviaire ! Il faudra d’ailleurs attendre le Second Empire pour que l’on implante enfin à Saint-Pierre-des-Corps les premières voies d’une gare de triage destinée à désengorger les installations en cul-de-sac d’une gare de Tours… victime de sa volonté d’accaparer des trafics marchandises et de ne pas seulement regarder passer les trains…

 

Au début de son implantation en France, le chemin de fer est pensé, organisé pour fonctionner en synergie avec la voie d’eau : les infrastructures ferroviaires tiennent compte des impératifs de la batellerie et l’implantation des installations ferroviaires est réalisée au plus près des voies d’eau. Il convient aussi de remarquer que le chemin de fer, encore dans son premier âge, celui des tâtonnements et des imitations, a été alors conçu selon des schémas mentaux et des techniques hérités de la voie d’eau. Souvent, les ingénieurs des Ponts et Chaussées qui bâtirent les premières lignes ferrées avaient réalisé ou projeté des canaux dont les contraintes techniques sont, en bien des points, similaires à celles du rail. On notera également l’importance des emprunts du rail au monde de la batellerie dans les domaines du vocabulaire, de l’organisation de la circulation, de la signalisation… Cette intrication première avec la voie d’eau éclaire certains projets et de nombreuses réalisations. Notamment celui de l’ingénieur Alexandre Corréard envisageant la gare de sa ligne de Paris à Tours par la Beauce à la hauteur du quai de Portillon, ou le projet initial du terminus provisoire de la ligne d’Orléans à Tours à Montlouis, port fluvial… L’emplacement de l’Embarcadère de la Compagnie du P.O. est également le plus proche possible de la gare du Canal dans une configuration en cul-de-sac. Les gares de Vouvray, Montlouis, La Riche sont proches de la voie d’eau. Il en est de même pour celle de Saint-Pierre-des-Corps : le canal de jonction borde les ateliers de la C.G.C.E.M.

 

Avant le train, la diligence fait le trajet de Paris à Tours en vingt-trois heures. Balzac effectue le même trajet en trois jours, se reposant ainsi lors d’étapes indispensables des fatigues éprouvantes d’un voyage sans le moindre confort. A Tours, il lui faut encore une journée de marche pour rejoindre le château de Saché… Le roulage ordinaire (au pas) n’autorise guère qu’une étape quotidienne de trente-deux kilomètres, pour un coût de vingt centimes du kilomètre/voyageur. Le roulage par relais (au pas), plus rapide, permet de franchir quatre-vingt kilomètres par jour, pour trente-sept centimes et demi par kilomètre/voyageur. Les Messageries offrent une vitesse de huit à douze kilomètres à l’heure, mais pour un coût de cent centimes par kilomètre/tonne… Pour le transport des marchandises, les voies navigables ne peuvent proposer qu’une vitesse de trois kilomètres à l’heure, compte non tenu des écluses, des brouillards, des insuffisances d’eau, des inondations… mais pour un coût modique de douze centimes par kilomètre/tonne. Le chemin de fer autorise, lui, une vitesse impressionnante (pour l’époque) de quarante kilomètres à l’heure, et des tarifs alléchants : sept centimes et demi par kilomètre/voyageur et douze centimes par kilomètre/tonne. En train, la longue chevauchée vers la Touraine d’Honoré ne prend plus que six heures… L’heure de l’hégémonie du rail a sonné.

L’empreinte du rail dans la ville

Jusqu’à la Première Guerre mondiale, le chemin de fer va être la principale activité industrielle de l’agglomération tourangelle et – de loin – le premier employeur de la ville et même du département. Le rail va être aussi le principal moteur de l’expansion urbaine de Tours et de son agglomération… et le principal obstacle à la circulation. Voies ferrées, rotondes, gares de triage et de marchandises, ateliers d’entretien et de réparation, entrepôts, installations diverses occupent alors des surfaces énormes et isolent parfois presque complètement certains quartiers tellement enclavés qu’ils en deviennent de véritables îlots urbains battus par le flot ferroviaire ! Les derniers passages à niveau en pleine ville n’ont disparu que dans l’après-guerre (de la Deuxième Guerre mondiale…) et la circulation des poids lourds est toujours tributaire du gabarit – restreint – de nombre de ponts ferroviaires… qui constituent d’ailleurs autant de redoutables goulots d’étranglement pour la circulation de tous les véhicules.

 

Qui se doute qu’à l’emplacement de l’actuelle place François Truffaut se tenait la gare de la Vendée, terminus de la ligne de Tours aux Sables d’Olonne dont l’actuelle ligne de tramway emprunte une partie du tracé urbain ? Ou que la nouvelle Passerelle qui remplace la plus que centenaire passerelle dite du docteur Fournier avait été installée à l’origine pour désenclaver le quartier de la Fuye/Velpeau et surtout permettre aux très nombreux cheminots qui y habitaient de rejoindre les installations ferroviaires où ils travaillaient ? Qui se souvient encore que l’actuelle Cité administrative de Champ-Girault, son centre commercial, le quartier d’immeubles HLM qui les jouxte et jusqu’aux jardins publics au nord de la place Velpeau étaient encore, au début des années soixante, le quartier des Docks : un gigantesque ensemble d’installations ferroviaires, de voies de garage et de triage, d’entrepôts ? A part à la lecture de deux – discrets – panneaux explicatifs, qui a l’idée que l’actuel quartier du Sanitas a été construit sur d’immenses installations ferroviaires ? Et là encore – contrairement à la légende – même si elles ont été sévèrement touchées par les bombardements alliés, ceux-ci n’ont pas été la cause de leur disparition… puisque leur transfert à Saint-Pierre-des-Corps avait déjà été programmé avant-guerre. Ainsi, contrairement à la plupart des villes où les cités HLM ont été bâties en périphérie, Tours doit à la réutilisation de ses emprises ferroviaires implantées en pleine agglomération la présence de ces quartiers en pleine ville, évitant ainsi leur isolement et leur marginalisation.

 

Même si la présence du rail se fait moins sentir aujourd’hui, son empreinte reste encore très fortement présente dans le tissu urbain, la microtoponymie, la mémoire et l’imaginaire de Tours.

 

Téléchargez le mémoire de Dominique Setzepfandt, Le territoire du rail dans le paysage de l’agglomération de Tours (1832-1991), Université François Rabelais (Master II d’Histoire Contemporaine), sous la direction de Jean-Marie Moine, Professeur d’Histoire contemporaine, 2008 :

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